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  • Photo du rédacteurAgnès Benedetti

J'ai lu....Un peu profond ruisseau...

Un peu profond ruisseau, Catherine Millot, Gallimard, l'Infini, 2021.



Le livre s'ouvre par l'expérience du Covid aux portes de la mort. Perdant son souffle sans même s'en rendre compte, Catherine Millot est sauvée par un entourage vigilant, mais dramatiquement négligée par les premières rencontres médicales dont elle démontre l'impéritie. Ces passages nous replonge dans le déjà loin début de la pandémie, ses errements, sa confusion, avant la mise en ordre du corps médical et la mobilisation qu'on lui a connue. Ici, l'idée de la mort a pu lui apparaître sinon heureuse, tout au moins sereine, car elle inscrivait son sort dans l’histoire d'un fléau mondial. Celle qui s'y confronte est ainsi inscrite dans la communauté humaine. S'agrègent des références culturelles qui la rattache à ses appartenances, un moi évidé et retravaillé dans le palimpseste de l'ordre symbolique : « me revenait à la mémoire la belle et terrible fresque, Il trionfo della morte, du Palazzo Abatelis à Palerme, que Lacan m'avait fait connaître autrefois et que j'étais retournée voir un an plus tôt avec R. La mort, chevauchant une rosse squelettique que Picasso prit comme modèle pour Guernica, piétinait indifféremment jeunes et vieux, riches et pauvres, les humbles et les puissants(...) il fallait du temps pour contempler en détail ces scènes de vie et de mort, dont se dégageait une sort de paix. Cette paix était aussi celle que j'éprouvais à la pensée de partager avec tant d'autres l'exposition à ce fléau qui donnait le sentiment rare d'être partie prenante de la communauté humaine »1. Mais la vie revient dans les soins qui l'entourent, et « tenir la mort pour rien » n'annule pas l'émotion d'accueillir la vie revenue, de prendre conscience de ses forces, accompagné de ce sentiment d'irréalité propre à la rencontre du Réel. Vie et mort sont indissociables, que ce soit par le biais de « passages » moebiens, ou de rebonds dialectiques.



La deuxième partie s'ouvre par le récit d'une intervention lors de la présentation publique d'un livre précédent, O solitude. Une participante lui fait alors une remarque sur la question qu'elle y abordait de l'anéantissement devant les forces naturelles. Catherine Millot s'en saisit comme une interprétation et nous livre une réflexion sur le sublime et la mystique, reliant douleur et extase, puis le retournement en sérénité, avec Kant et Burke « plus le spectacle est effrayant, plus le plaisir est grand, à condition d'être à l'abri »2. Le lien peut se faire avec le chapitre précédent autour de la question « d'où vient la satisfaction prise à la représentation de notre propre anéantissement par un puissance supérieure ? » rejoignant la pulsion de mort découverte par Freud, soulevant la question d'un sublime qui serait le dépassement de la terreur devant la nature par la force de la raison. Cependant c'est le retour sur une question qui la poursuit que la remarque reçue fait résonance « une volonté de mort qui s'inscrirait pour moi en l'Autre »3.

Elle revient alors ici sur des moments de sa vie, un cauchemar « on m'avait condamné à mort »4, et l’échappée d'un grave accident de la route. Vivre encore après l'épreuve ultime procure l'unique et réel sentiment de liberté qu'une vie confortable échouera toujours à offrir. On accède ici à ce trognon de ce qui fait la vie pure qui produit l'extase. C'est auprès de Gide, Genêt et Mishima que Catherine Millot s'est trouvée inspirée par une force de renversement, « avec eux, je m'étais attachée à la « transmutation » des souffrances, des détresses de la mort même en jouissance, conversion dont j'attribuais le talent aux pervers. »5. C'est bien à l'expérience de la maladie contractée enfant, dû à l'impéritie ou la haine maternelle, qu'elle doit le lit, et le lire, le lire au lit qu'elle aime tant comme lieu rétréci et pourtant ouvrant sur les univers des auteurs, du savoir et de la littérature. La lecture est dite comme un but suprême et c'est peut-être auprès de Pascal Quignard, que Catherine Millot invite dans sa réflexion, que nous pourrions approfondir ce qui se tient là, dans l'être Lecteur, qui est le livre qui a fait connaître Quignard, lecteur qui s'abandonne à l'océan de l'Autre. Est-ce cela « dire oui à ce qui vous nie »6 ? Ces questions ne restent pas philosophiques, mais, grâce à l'analyse, ou plus tard, par les traces mnésiques reprises dans le récit, des éléments biographiques nous restituent le corps du sujet et le sens précis de cette recherche. Le texte nous offre des révélations d'anciennes inscriptions nous menant à la question du désir de vie ou de mort parental et la façon dont il se penche sur le berceau. Où appuyer son droit à vivre, quand les parents se vivent encombrés de leur progéniture ? Lorsque le vœu de mort maternel impacte l'enfant dans le réel? Le témoignage de Catherine Millot sur les interventions de Lacan pendant sa cure sont ici très précieuses au plan clinique : loin de faire consister la plainte d'une mauvaise mère, il permet à l'ambivalence de l'analysante de se faire jour, prise de saisissement devant la question du vœu de mort. Ce point est ce qui m'aura le plus frappé et me poursuit encore après cette lecture, notamment autour de ce qui nous est apporté durant la troisième partie, faisant boucle entre la biographie, la sienne, celle de sa mère dans sa très grande vieillesse, et la recherche en écriture.


La troisième partie, (Fin de partie...) dialectise la première : récit concret de l'évolution de l'état de santé s'avançant vers la mort et ses rebonds dans la vie, mais il s'agit de sa mère cette fois, et dela façon dont elles deux s'accordent et se désaccordent. C'est une lecture bouleversante qui porte des questions très intriquées : problèmes concrets du quotidien avec une personne devenant de plus en plus fragile, apparition de la haine délirante dans la vieillesse venant faire résonner les traces de la relation mère-fille, « Gérard au téléphone, me dit que le délire n'est pas paranoïaque (…) C'est Médée, qui veut tuer la maternité pour sauver sa féminité. Si c'est cela, cela remonte à loin. En tant que sa fille, j'aurais été de naissance son ennemie »7. Que reste t-il de tout cela après la psychanalyse et le temps de la vie qui passe ? Cette troisième partie ouvre les questions irrésolues autour de la fin de vie, sur la question de l'amour filial : ravage ou devoir d'humanité ? Que fait-on de la haine et qu'est-ce que le pardon ? Qu'est-ce donc que le goût de vivre lorsque l'on a cent ans, et que l'on ne peut plus ni se lever, ni lire, ni même feuilleter le journal, et lorsqu'on vous donne la béquée ? C'est peut-être l'appétit, de nouveau ouvrir la bouche, encore : « qui se nourrit aussi volontiers veut vivre encore » et peut-être aussi la capacité de dire que l'on ne veut pas manger. La vie, pas sans les auteurs, la littérature prouvant que la vie seule ne suffit pas, comme l'affirmait Pessoa, et surtout pour Catherine Millot pas ici sans Samuel Becket, « la réduction de tout à une bouche grande ouverte »8. Combien cela a résonné pour moi avec lestravaux de Serge André dans Que veut une femme ?, et son analyse du rêve de l'injection faire à Irma. Mais aussi la couverture de Flac ! du même auteur. Être vivant, donc, c'est être cela, ce trognon d'être qui avale, cette avidité, cette aspiration, intrication de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. Les plis les plus indicibles de ce texte sont le logement de la haine, et de l'amour dans la haine, malgré tout. Il ne s'agit pas dans le livre de théorie, mais du récit concret d'une fille extrêmement attentionnée aux prises avec le reflux de la raison maternelle. Ce furent pour moi des passages éprouvant et qui font débat, puisque je m'occupe de ma mère, et ce, depuis la pandémie. J'ai longtemps perdu de vue ma mère, mais, livrée à la barbarie des Ehpad en période de Covid, elle est devenue assez simplement mon « prochain », Nebenmensch, l’être humain proche. C'est une des questions que pose cette troisième partie, l'amour filial est-il autre chose qu'un devoir d'humanité ? Il peut se débarrasser de ses oripeaux imaginaires d’amour et de haine et s’en tenir à l’acceptation d’une présence et d'un "holding".

Au cours de la première partie, Catherine Millot nous fait part de l'amoindrissement de ses forces vitales. A la fin de l'ouvrage, le texte balance entre la vie dans la très grande vieillesse de sa mère, ses effondrement et ses rebonds, et le récit de la vie de Beckett, sa pente vers l'évidement, l'amoindrissement du langage et de ses façons de vivre dont elle paraît faire une référence. Et pour cause, le passage du récit autour de sa mère vers celui de la vieillesse de Beckett tient la question de l'écrivain telle qu'elle se pose à Catherine Millot : « Dix ans avant sa mort et déjà vieux, il dit avoir acquis depuis longtemps la conviction que dans le déclin ordinaire réside « la dernière chance de l'écrivain »9. N'est-ce pas de nouveau l'orientation mystique qui revient se dire selon la formule de Michel Bousseyroux : elle est une « expérience de pensée, effort de penser » « Ma mère, évidemment, me faisait penser à Winnie de Oh les beaux jours. Et pas seulement. Tant d'autres textes de Beckett évoquaient l'enlisement, l'amoindrissement où je la voyais s'enfoncer, non moins que la mystérieuse volonté de continuer encore, qui jaillit de la faiblesse et de l'impuissance. »10


Après les dernières lignes, il ne m'est plus très sûr que l'objet de Un peu profond ruisseau... ne soit la rencontre de Catherine Millot avec la mort, sauf à le conjoindre avec l'écriture en tant que jaillissement renouvelé de vie. La mort « occupe une grande place, souvent à mon insu dans ce que j'écris », affirme t-elle dans la première page de ce petit livre d'une très grande générosité tant il poursuit longuement après la lecture. Se mettant sous les auspices des Antiques « qui tiennent la mort pour rien », Un peu profond ruisseau... cite le dernier vers du poème de Mallarmé, Tombeau, consacré à la postérité de Verlaine. Selon Jean-Michel Maulpoix, dans ce poème « la disparition même n'est plus ici un drame, mais un aboutissement naturel, le point d'orgue d'une poétique »11. Ainsi la mort pour « rien » ouvre t-elle au poème, au travail de la lettre, nous sommes prévenus, mais c'est en lisant les dernières lignes très becketiennes de ce petit livre que j'en ai pris la dimension. Le style apparemment limpide de Catherine Millot nous fait « passer » du bord des récits prélevés dans sa biographie aux vastes références culturelles qui sont les siennes, par la façon dont le chemin de l'écriture nous la restitue. On entre avec elle dans sa bibliothèque, désirant lire ou découvrir dans son sillage ce qu'ainsi elle nous transmet. Ses références sont une ponctuation musicale, prise dans le souffle qui traverse ces lignes et nous offrent une voix, ce point aveugle du texte qui est le style. Plus qu'un enseignement ne saura jamais le faire, elle contribue à s'alléger de son moi pour s'ouvrir au monde dans ce travail de couture souple, comme seule l'acceptation, le oui donné, le permet.


1p.16

2p.41

3p.46

4p.47

5p.47

6p.51

7p.74

8p.87

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10p.88

11Site Jean-Michel Maulpoix, http://www.maulpoix.net/tombeau.html

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