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J'AI VU, J'AI LU

Les textes qui suivent ont été écrit au fil de mes lectures, rencontres d’œuvres, écrire en lisant - En lisant, en écrivant, Julien Gracq, est pour moi un compagnonnage avec les auteurs, un lien actif, tissage de textes permettant de se nouer avec le monde et avec soi.

Baise ton prochain, une histoire souterraine du capitalisme, Dany Robert-Dufour, éd. Actes Sud, 2019.

Invitation de l'auteur dans les locaux d'Actes Sud, le 25 janvier 2020

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J’ai été bousculée du début la fin de cette lecture. Mon livre est biffuré, raturé, corné dans toute son épaisseur et m’a fait passer par maintes humeurs.

Je vous fais part de mon admiration pour votre capacité à vous confronter à la merde (il y a un chapitre sur le cloaque absolument stupéfiant) tout en ne renonçant jamais à l'enseignement, à la transmission, pas à pas, assumant des virages cyniques très soudain dans le dire, et comment faire autrement puisque c’est le cœur même de la question que vous traitez. C’est ce qui m’a mis à l’épreuve dans la lecture, et pour autant c’est ce qui permet de transmettre ce sentiment de révélation dont vous témoignez, de sidération qui vient éclairer notre temps par ces textes exhumés de Mandeville.

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C'est par votre style tout autant que par vos apports didactique que vous nous faites attraper la question. Car vous avez un style bien à vous, vert, provocant, brillant et dérangeant, du style sans jamais céder aux effets de style car tout effet sert la démonstration logique et référencée. 

J’ai développé des choses sur cette question du style dans un livre qui vient de paraître, qui traite aussi des questions de révélations du disparu et son retour dans l’actuel par l’acte d’écrire et je disais que l'on écrivait pas avec un style mais par le style, que le style vous écrit, que le style comme le disait Buffon, c’est l’homme. Et Lacan avait ajouté, « c’est l’homme à qui on s’adresse ». Et vous, vous adressez à nous, vos frères contemporains, et à vous lire, vous souhaitez visiblement non pas seulement nous éveiller, mais nous réveiller.

Dans l’émission l’Heure Bleue, la très fine Laure Adler vous a demandé de parler de votre père. Et vous nous apprenez que votre père était camelot, qu'il s’était formé dans les années 30 en faisant le tour de France des marchés, développant sa langue propre au contact des parlers populaires, des accents, des patois. Vous apportez ce détail qui n’est pas rien des bijoux qu’il vendait, transportés dans une valise, rangé dans sa moto avant son tour de France des marchés, bijoux rangés dans la sciure, quel détail, et vous dites quel était son talent et votre fascination pour vendre sa marchandise. Il vous parlait cette langue, qui visait à faire surgir les pépites justement, d’où vous vient cet amour de la langue et de sa saveur, de son utilisation par la lettre, par les sons qui vous éveillait à une certaine jouissance de la musicalité du dire. Vous parliez cette langue encore avec votre frère de son vivant. C’est cette pente joueuse et créative de la langue dites-vous qui s’est transportée dans votre recherche et votre façon . Ce que vous affirmez et où les psychanalystes lacaniens vont vous rejoindre, c’est que l’on ne pense pas sans bricoler sa langue.

Ce qui passe là-dedans, dans cette façon qui est la vôtre tout autant que par le contenu de vos recherches et de vos apports se tient à mon sens, peut-être ? A cette sidération que vous évoquez d’emblée, cette sidération de la découverte des textes de Mandeville et de leur portée. Vous travaillez le « tournant Mandeville » dans notre civilisation depuis déjà plusieurs années. Nous avions travaillé ici dans le cadre de l'ACPI, en séminaire le remarquable « Individu qui vient... après le libéralisme ». 

Je pense pour ma part que c’est vous, Dany-Robert Dufour, qui seul pouvait découvrir et nous faire apparaître, ces bijoux dans la sciure par le tour de passe-passe de votre style et de vos recherches pour faire revivre ce texte de Mandeville. Comme si, devant l’ampleur d’un cynisme aux commandes dans les structures langagières sous lesquelles nous croulons, comme si la découverte de ces textes, sur lesquels vous travaillez depuis plusieurs années venait d’un coup pour vous constituer un joint entre ce XVIIIème siècle appelé Lumières et notre temps d’hyper modernité. Comme si notre temps du fond de l’oubli venait soudain s’éclairer d’un coup malgré le fatras des sédimentations que l’histoire des idées aurait eu fonction de recouvrir. Bref, la lumière d’une vérité qui perce le temps. Je dis comme si, comme si c’était pas vraiment vrai, comme si dans votre recherche y avait une part de semblant. Je voudrais m’en expliquer : premièrement c’est un effet du jeu de la langue, parler, user du style, la rhétorique elle-même est un jeu de semblant visant à l’influence, enseigner et transmettre aussi je crois. 

Mais le semblant n’est pas le cynisme et ces petites subtilités-là sont extrêmement importantes actuellement sur les pratiques de la langue aujourd’hui. Peut-être nous en direz-vous un mot, il y a de plus en plus de travaux autour de la question du langage aujourd’hui, tel qu’on l’a reconstruit détourné et évidé au service du néolibéralisme..

Ailleurs, pratique de la psychanalyse, éditions Le Retrait, 2020

Note de lecture paru dans VST 2020/3, n°147, p.129 à 135

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Voici un livre de psychanalyse tel une balade, ou même, une ballade, dans un paysage à la géographie variée et aux vents multiples, déclinant les différents registres de la parole en exercice écrit. « Il s’agit d’ouvrir l’espace, mais sans se disperser, de partir d’un vide central, d’un vide-médian », p.265 

Chassé du monastère à l’âge de 15 ans pour défaut de foi, le jeune Joseph tomba soudain sur Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud dans les étals d’un bouquiniste. Sans doute à la grâce de son grec appris dans son jeune âge, il trouva dans ce titre "une souffrance, une affection, (pathos) du souffle (psukè)(…) La psukè c’est le souffle de vie, notamment le souffle qui alimente le corps humain dans la parole (…) Les travailleurs de la psukè, les psy, œuvrent à restaurer la circulation du souffle dans le corps de leur patients. » Et, citant Pascal Quignard « quand nous étions sans souffle et sans image » renvoyant aux états qui précèdent l’enfance. » p.191 Puis, il s’en laissa traverser, jusqu’à ce jour, dans l’indissociable lumière de la respiration et du savoir inconscient. Voilà, d’après ce que je lis, ce qui traverse ce livre et qui s’appelle « parole », notion à laquelle Joseph consacre une extraordinaire réflexion étymologique. 

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Du souffle, au sens d’inspiration mais aussi des vents multiples de discours autres. Joseph Rouzel resitue ce qui de nos maîtres Freud, Lacan, Klein, Winnicott, Dolto et les autres nous pousse « la passion pour le toujours nouveau, l’inconnu, à l’inouï, l’insu. La saveur du réel » p.24, face à l’énigme : qui suis-je ? Mais il invite à élargir les lieux d’exploration ailleurs, en traversant maints ancrages culturels.

C’est en effet un livre qui nous fait voyager entre plongées poétiques, théoriques, étymologiques d’une grande érudition, et sur plusieurs civilisations mais aussi et plus encore, dans le style du chercheur qui nous prend par la main pour l’accompagner dans ses explorations. Nous ouvrons les livres avec lui, et il nous rend témoin de ses trouvailles, c’est d’ailleurs là qu’il parvient à opérer la transmission : en nous mettant au travail. Nous sommes donc embarqués dans la même voie, avec le désir d’y trouver nos propres formulations. La recherche comme acte de création, comme marche, comme souffle, réaffirme la seule éthique qui soit pour la psychanalyse, bien loin du seul thérapeutique qui ne peut être que de surcroît.

Le livre s’ouvre en insistant sur le corps dans l’acquisition du savoir-faire de la pratique analytique, l’épreuve dans le corps comme faisant preuve de l’avènement d’une vérité, citant Freud mais aussi Joyce qui parle de son œuvre comme ce work in progress. Je m’interroge en le lisant sur ce qui, dans le corps de l’analyste s’écrit, ou est écrit, ou bien à partir de quelle trace text-t-il son étoffe sur son métier. C’est dans le chapitre Mémorables, évidement, que Joseph ouvre des pistes, nous ouvrant son cœur : la mélancolie de la perte et le rire du trait d’esprit. 

 

Joseph Rouzel dédicace ce livre à plusieurs proches qu’il appelle « compagnons », dont son préfacier Jacques Cabassut, co-fondateur de l’@psychanalyse, Geneviève Dindart qui a récemment accompagné de sa peinture ses poèmes, Guillaume Nemer, qui se lance dans l’aventure des éditions Le Retrait, et moi-même. Je n’ai pas trouvé cela ordinaire, on est déjà dans l’Ailleurs des usages en vigueur. Cela m’a fait percevoir la nécessité dans laquelle l'auteur se trouve de s’entourer des noms qui représentent les liens dans l’actualité qui le pousse à écrire – encore, et deux livres en même temps cette année ! – à partir des questions que lui pose sa pratique, nouée entre héritage, lien d’amitié et de travail, ces questions du lien social étant attenantes à l’éthique et au politique.


Car comment penser la transmission de la psychanalyse aujourd’hui se demande Joseph Rouzel? Notre pratique subit des attaques orchestrées du dehors, mais existant aussi à l’intérieur, autant par l’éclatement des écoles et associations, que par leur tendance à la fermeture dogmatique de l’entre-soi. Mais ceci au fond n’explique-t-il pas cela ? Les sociétés d’analystes sont des collectifs et ont à pâtir des phénomènes de clôture institutionnelle et de l’idéologie, confisquant trop souvent le transfert sur le fondateur ou sur l’école. Aussi, les dislocations que déplore l’auteur, souvent vécues comme un échec, ne peuvent-elle pas s’entendre comme des efforts pour réinventer l’ouvert ?  Au fond, la confusion actuelle entre sujet et individu, nous dit Joseph Rouzel, tout comme le repliement des sociétés analytiques évacuent de part et d’autre cet ailleurs qui est le pays de la psychanalyse et le lieu du sujet par l’acte inventif de la parole. « Par sujet, nous désignons, non pas la personne ni l’individu, mais cette spécificité singulière qui fait que « chaque un » se fait naître à chaque instant où il parle ». L’auteur plaide pour l’invention théorique, fiction (Maud Mannoni) ou délire (Schreber lu par Freud) en tout cas débordant la doxa par l’acte d’un dire nouveau. Il reprend la nécessité qui incombe à tout analyste de se coltiner les signifiants qu’il reçoit en héritage et de les broder à sa façon, selon la rencontre du réel que sa pratique impose. 

Cela passe par un sommaire, une psychanalyse sommaire comme l’épingle avec humour Jacques Cabassut dans sa préface, en cinq points : cliniques, transfert, parole structurante, parole créatrice, social et éthique.

Mais l’éthique nommée en fin est en fait posée d’emblée, dès les dédicaces, mon propos n’étant pas sur ce point anecdotique, il est à noter que devant les échecs des institutions analytiques, ou en marge de celles-ci, ailleurs, Joseph pose le « compagnonnage » comme une voie pour le travail de celui qui écrit pourtant comme lui dans la solitude de son geste.

Eyes wide shut, Stanley Kubrick

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Le levier du film repose sur le récit de la femme, qui raconte à son mari qu'un jour, un homme est passé, l'a considérée dans un regard de convoitise tellement décidé qu'elle ne put plus bouger, dit-elle. Le regard de désir la pétrifia et remis sa vie entière en question. Elle espéra et redouta tout à la fois de le revoir, perdit le sommeil, et se rendit compte, et c'est le point central, qu'elle pourrait quitter son mari, sa fille et tout ce qui fait sa vie pour une nuit seulement. Mais l'homme ne revint pas, et ce fut un immense soulagement. Elle fait état, par ce récit, de sa rencontre avec le désir et ses effets. 

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A partir de ce récit qu'elle fait à son mari, ce qui paraissait une surface lisse, la vie, le visage, l'ordre du jour de l'homme qui est son mari, fut déchiré par une image, que l'on voit progresser peu à peu au cours du film, comme le point central des préoccupations de cet homme, dévorant sa raison. Il va entrer dans une quête qui va le conduire à voir des choses de l'ordre du sexe, ou des désordres du sexe. La soirée orgiaque clandestine dans laquelle il s'introduit sans y être invité, certes, mais aussi chacun de ses pas dans la rue lui fait voir, comme un surgissement, ici un couple qui se pelote, là une prostituée qui le racole, ailleurs un gang qui le menace avec des injures homophobes, enfin, un père qui prostitue sa très jeune fille et la lui propose. Mais il semble que rien de ce qu'il a vu, aussi troublant que ce fut ne puisse aucunement concurrencer l’emprise de l'image dont il est devenu la proie, et qui réapparaît rythmiquement : elle met en scène cet inconnu prenant progressivement possession du corps de sa femme. Son accablement n'apparaît qu'à ces moments où il est assailli par ce qu'il ne voit pas, par ce qui n'existe pas.  Alors même qu'il paraît étranger aux scènes réelles qui se déroulent devant lui. Il semble même que ces scènes viennent le protéger de ce surgissement fantasmatique. Je pense ce processus à l’œuvre pour le héros du film Shame, de Steve MacQueen, où Brandon, alias Michaël Fassbender, s’assomme de scènes sexuelles diverses et toujours plus invasives pour éviter de faire face à l’idée du désir incestueux de sa sœur. 

Jusqu’à quels passages à acte un sujet peut-il aller pour éviter de voir surgir une idée ? 

Dans Eyes wide shut la femme lui a avoué un désir sans acte, le pire donc, puis un peu après un rêve, où revient cet homme et des dizaines, centaines, d'autres hommes qui la consomment devant son mari. Ces événements la déchirent, elle n'est plus celle sur laquelle il peut compter, elle est la proie d'autre chose, entamée d’un ailleurs : le fantasme, scène orgiaque masquant et révélant son désir et l’appel d’une jouissance impossible.

Elle-même victime de ses propres images comme on le serait d'une effraction, elle fait effraction chez son mari par son récit. Elle lui inocule le venin du fantasme en lui racontant une scène onirique. Qu’est-ce qui d’elle à lui, par le vecteur des mots se diffuse de la sorte, et quels en sont les effets ? A partir de ce point, il part dans une quête qui le conduira à cette soirée clandestine, où la notion de réalité sera aussi interrogée. Il n’aurait pas dû être là et met en péril par sa présence une des femmes présentes, qui s’offrira pour payer de sa vie à sa place. 

Un des protagonistes de cette soirée lui dira plus tard : « imagine que je te dise que tout ça c'était du théâtre, une sorte de mascarade, que c'était du bluff ». Alors, comme on a une morte dans l'histoire, eh bien on est perdu, il n’y a pas plus réel qu'un mort là au milieu.

« Quel genre de mascarade finit par une morte dans une morgue ?» demande notre homme. « Alors tu joues dans la cour des grands depuis 24h, tu veux savoir de quel genre de mascarade il s'agit, je vais te le dire. Prenez-moi à sa place, comme elle a dit et tout ce cinéma, il ne s'est rien passé de différent pour elle après ton départ. Overdose foudroyante point barre. Ils l'ont reconduite chez elle, en pleine forme. Mais elle était accro, tu te souviens de son overdose. Personne n'a tué personne, quelqu'un meurt, c'est des choses qui arrivent. La vie continue, comme toujours, jusqu'à la fin ».

Oui, la vie continue dit-il presque embêté de le décevoir : non, la question n'est pas là, tu n'es pas la cause par tes actes du décès de cette femme qui se serait sacrifiée pour toi. Il n'y a juste rien, que ses propres démons à elle. Il n'y a ni sacrifice, ni faute. Quelle déception. Le protagoniste reste hagard, vertigineux, en phase de réveil.

Évidemment, s'il avait imaginé un meurtre, et un meurtre par sa faute, parce qu’il aurait vu ce qu’il ne fallait pas voir, c'est que cela servait son scenario inconscient où se révèle comment pour chacun s’entrecroise le sexe et la mort, et dans lequel le sentiment de culpabilité vient faire sa jouissance et lui donner une place dans la structure. Évidemment qu'on est prêt à renoncer à l'évidence de la raison pour maintenir ce scénario fantasmatique inconscient quitte à le laisser dévorer et perdre sa vie. Le sujet humain aime son délire qui est son mythe personnel et il s’y égare. 

Il y a sans doute beaucoup de choses à dire sur ce film, mais avoir pu attraper ce point de façon aussi cruciale est saisissant de vérité : comment un homme devient serf des images qu'il produit, bien plus que celles qui se déroulent dans la réalité devant ses yeux, comment il bâtit des histoires qui peuvent faire réellement basculer sa vie. Cela pose question sur cette chose particulière qui est très largement sous-estimée dans notre monde des images réelles, virtuelle et assénées, c'est le règne du fantasme et de l'espace fictionnel qui structure notre rapport au monde.

Au sortir des cauchemars le dialogue final d'elle et lui :

Lui - Comment tu vois ça entre nous ?
Elle -Comment je vois ça entre nous ? J'en sais rien, bien il faut peut-être, ... peut-être, je crois que nous devrions être reconnaissant. Reconnaissant parce que nous sommes arrivés à survivre à toutes nos... aventures, qu'elles aient été réelles, ou seulement un rêve.
Lui - Tu es, tu es sûre de ça ?
Elle - Si j'en suis sûre, ah, si tant est que je puisse être sûre que la réalité d'une simple nuit, et à plus forte raison celle de toute une vie, puisse être toute la vérité.
Lui - Et qu'aucun rêve ne soit jamais qu'un simple rêve
Elle - L'important c'est que, que nous soyons réveillés, et, espérons-le, pour un très long moment.
Lui - Pour toujours
Elle - Pour toujours ?
Lui - Pour toujours
Elle - Non, n'utilisons pas ce mot, il me fait peur. Mais ce qui est sûr c'est que je t'aime, je vais te dire, il y a une chose très importante et ça il faut le faire le plus vite possible
Lui - Quoi ?
Elle- Baiser.

 

Elle propose, dans un geste éthique et pragmatique de se sauver dans l’acte et par l’acte, ici, comme un renoncement à l’infini de la jouissance, acte qui ouvrirait à une vie possible, à un peut-être, et pas pour toujours. 

Entrer dans Une vie,... limitée, forcément.

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La passion selon Kafka

Lecture de Dans la colonie pénitentiaire, Kafka

Pour le colloque Le regard de travers, la violence de images et l'adolescent. 4-5 juin 2015, organisé par ANTHEA.

Introduction

Je m’appuie pour parler aujourd’hui à votre adresse sur les effets produits chez moi de ma lecture de ce texte, Dans la colonie pénitentiaire, constatant toujours plus à quel point la théorie sépare les psychanalystes des travailleurs sociaux. Je choisis donc ma position de lectrice et de sujet, modelée par mes symptômes et mon univers fantasmatique, mais aussi immanquablement par la théorie, qui comme le disait Maud Mannoni, est une fiction. Maud Mannoni dans cet ouvrage a tenté de se dégager des normes diagnostiques, de la prophylaxie, pour maintenir ouverte la brèche de l’espace de rêverie. Le sujet que je suis a reçu donc par la littérature le fracas des questions posées dans ce texte de Kafka, et que Georges Bataille a développées dans la Littérature et le mal. Et c’est là qu’est arrivée temporellement la demande de Xavier Canonge d’une intervention pour aujourd’hui sur le thème de la Loi symbolique. En tant que psychanalyste, cela me paraît la façon la plus fidèle d’être au ras de la lettre, et c’est bien de lettres inscrites dont nous allons parler avec Kafka. Je tacherai avec vous de dégager à partir de ce texte et de ses commentaires des pistes concernant une impasse ici de l’inscription de la loi symbolique. Je vous proposerai un vis-à-vis avec le phénomène des tatouages chez les Maras, gangs de jeunes en Amérique Latine, dont l’ampleur est tout aussi gigantesque qu’assez peu évoquée, j'en ferai seulement quelques récits et points de repères. Cette présentation je vais la soumettre à votre élaboration au regard de votre  « clinique du quotidien », selon le mot de Jean-Pierre Lebrun, avec les questions attenantes liées à l’adolescence, la visibilité par l’inscription, et quel type d’inscription possible ou impossible de la loi symbolique, où, pour le dire autrement, comment le langage réussit-il ou pas, à couper un sujet du monde des choses pour entrer dans le monde des représentations, lieu de la culture et de la mémoire et de son inscription dans sa lignée.

Dans la colonie pénitentiaire, c’est l’histoire avant tout d’une machine cauchemardesque. 

1 La théorie comme fiction, Maud Mannoni, Paris 1977

KIntroduction
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Le texte de Kafka 

L’histoire se condense autour de l’exposé que fait le commandant d’une colonie pénitentiaire à un voyageur, qui est présenté dans le texte comme un chercheur, ou un explorateur selon les traductions,  

KLe texte

La machine a été conçue et réalisée par l’ancien commandant de la colonie, mort, qui fut le supérieur et le mentor de l’officier qui raconte, ne tarissant pas d’éloge et sur la machine, et sur son concepteur vénéré. Le voyageur écoutera l’exposé par politesse et ne se manifestera jamais comme étant partie prenante, se limitant à son action de voir et d’écouter. Cette écoute est contrainte par la passion de l’officier qui mobilise cet auditeur.

Les personnages sont : le voyageur qui est le témoin, l’officier qui commande l’exécution mais aussi entretien et répare la machine, le soldat qui est un simple exécutant, et enfin le condamné. Les seuls à converser sont le voyageur et l’officier, mais c’est surtout l’officier qui parle.

en tous cas une personnalité influente de par sa position d’extériorité et sans doute l’importance de son savoir dans son pays. Cet exposé est celui d’une technique d’exécution, et de la machine qui la met en oeuvre.

La machine est le personnage central, actif et muet. L’histoire est simple et pourrait-on dire, elle se confond avec la machine, excepté le voyageur témoin. La machine elle-même se confondant avec son concepteur disparu, le concepteur disparu confondant les rôles ce qui fait dire une des rares paroles prononcées par le voyageur : « il a donc tout réuni en lui ? Il était soldat juge ingénieur chimiste dessinateur ? » L’officier se présente dans le texte comme dans une nécessité absolue de convaincre le voyageur de la perfection technique de cet outil et le récit commence par une très longue explication de la conception et du fonctionnement de l’engin, qui apparaît être une torture redoutable. L’officier paraît convaincu que l’ingéniosité du système peut en soi conduire à l’adhésion pleine et entière. La machine est composée d’un lit, d’un dessinateur et d’une herse. Le condamné est installé sur le lit où il sera attaché, un feuillet perforé sera introduit dans le dessinateur, sorte de plafond, (comme une orgue de Barbarie) et une fois la machine mise en route, la herse qui se trouve sous le dessinateur va se mettre en branle, les aiguilles pénétrer la chair du supplicié pour y tracer le commandement qui a été enfreint. Aucun condamné ne connaît la raison de sa condamnation, ni n’est passé devant un quelconque juge. L’officier qui assistait comme juge de son vivant l’ancien commandant tranche sur la question du jugement « la culpabilité n’est jamais douteuse. D’autres tribunaux peuvent ne pas suivre cette règle, car ils se composent de plusieurs juges et ils ont de surcroît au-dessus d’eux des tribunaux plus élevés. Tel n’est point ici le cas, ou du moins ne l’était pas du temps de l’ancien commandant. » Le condamné qui ignore sa sentence, ne l’apprend qu’en « lisant » le commandement à même sa chair. C’est la machine, qui, concentrant en elle-même toutes les fonctions à la fois : instruction, jugement, application de la peine, fera apparaître « par la chair » elle-même la lecture du commandement qui a été enfreint. Le mouvement de la herse se prolonge pendant douze heures, temps pendant lequel la machine va inscrire dans le corps du supplicié le commandement. Tout d’abord en surface, puis de plus en plus profondément. L’état physique et mental du supplicié évolue selon un rythme stable de condamné en condamné, et permet, à chaque fois, d’aboutir à cette phase qui paraît être le véritable but recherché, l’officier évoque à ce moment du récit une sortie d’ « envie » devant le regard « éclairé » du supplicié moment où le condamné se met alors en position « d’écoute » marmonne la sentence qu’il parvient à lire par la torture elle-même, répétée. Cela est le point central de cette exécution, inventée par Kafka. « l’homme commence à déchiffrer l’inscription, il serre les lèvres comme pour mieux écouter. Vous l’avez vu, il n’est pas facile de déchiffrer l’inscription avec ses yeux ; mais notre homme la déchiffre avec ses blessures. C’est évidemment une dure besogne ; il lui faut six heures pour en venir à bout. Mais alors la herse l'a enfin transpercé d'outre en outre et la rejette dans la fosse, où il fait gicler l'eau mêlée de sang et de lambeaux de ouate. Dès lors justice est faite, et nous enfouissons le corps, le soldat et moi ». 

 

Cependant la machine se dégrade, demanderait réparation, changement de pièces. Or le nouveau commandant de la colonie ne soutien pas semble t-il cette œuvre, il aurait des réticences. Cette retenue pose question à l’officier, laisse apparaître même une question, que la seule présence du voyageur quasiment silencieux pourtant, du voyageur qui se réduit à un regard, qui supervise l’acte sans un mot, question qui serait : est-ce juste ? Mais je m’avance là, c’est une sorte d’interprétation. Littéralement, au ras du récit, l’officier se met à redouter ou espérer de la position du voyageur, lui attribuant la capacité, d’un seul mot, d’emporter l’assentiment du nouveau commandant. Il se lance dans une longue plaidoirie pour convaincre le voyageur, mais en vain, de le faire intervenir d’un mot en sa faveur auprès du nouveau commandant, qui n’est pas converti dira t-on dans le procédé. Il est persuadé que l’aura du voyageur lui donne la puissance d’action qui lui fait défaut à lui, officier de la colonie.

Le voyageur refuse, stipulant deux choses : il assure ne pas avoir ce pouvoir qui lui est attribué là, et en outre il ne soutient pas lui-même ce procédé. Cette prise de position rend l’officier hagard, incrédule et soudain sans horizon, il se soumet sans plus de débat et de lui-même à l’exécution, en introduisant dans le dessinateur le commandement gravé sur papier : « Sois juste ». Aucun débat, aucun jugement mais seulement une réponse qui vient révéler donc quelle question se trouve soulevée par l’écart imposé par le voyageur, cette question est donc bien celle-ci : est-ce juste ? Elle est suscitée par les regards silencieux et le refus d’intervention du voyageur. La machine va se mettre en branle sur le corps de son unique et dévoué serviteur, son seul disciple. Le texte raconte là comment la machine devient autonome, se déglingue, perd ses rouages, et littéralement fait corps avec le supplicié soit par défaillance mécanique, soit parce que cette âme du commandant se saisit de son objet, le dévore et en jouit avant que d’éclater en morceaux disparates, chairs et métaux mêlés. 

Le récit n’est pas tout à fait complet, je vous laisse le lire, je vous en ai apporté ce qui me paraissait essentiel à mon propos.

 

Commentaires

 

Langage et loi

 

Dans ce récit de Kafka on voit deux « lois » s’opposer : la loi toute puissante d’un père jouisseur n’ayant pour succession qu’un seul disciple, une religion qui a échoué à se transmettre, et la loi de type démocratique dira t-on, issue des Lumières, celles qui est évoquée par l’officier comme existant ailleurs, dans d’autres pays, celle où il y a des juges, une collégialité, des instances supérieures, un débat. A aucun moment les questions politiques, humaines, juridiques et éthiques n’entrent en compte dans l’exposé de l’officier. Le seul arrière plan humain qui transparaît à la technique qui seule est reine, est la personne et le poids de l’ancien commandant de la colonie pénitentiaire, seul soutien et appui de la machine qu’il avait lui-même conçue et réalisée. L’objet devient indissociable de son fondateur, et du discours sur la faute, la loi et la punition pour la transgression. La machine tient lieu de discours, elle est le discours, elle incarne la mort de la parole.

Pourquoi parler de religion à l’endroit de l’ancien commandant ? C’est un peu un forçage certes mais c’est pour introduite à l’endroit de la vénération de cet ancien commandant le sens du sacré, alors qu’à l’endroit de la loi symbolique on aurait le primat de la Raison. Partage très arbitraire, car la loi symbolique se fonde sur une violence fondamentale qui est celle de l’inscription du langage dans la chair. Ce partage loi symbolique/loi surmoïque m'apparaît ne pas résister à l’examen de la cure. Le sujet se constitue par le nouage corps- langage qui a poussé Lacan à employer le vocable de « parlêtre ». Le nom et la lettre deviennent indissociables comme une liane, si bien que l’on ne peut défaire l’un sans écorcher l’autre. Paul-Laurent Assoun en avait fait une remarquable démonstration dans sa conférence à Eveux le Nom et le Corps. De ce point de vue, ce texte pourrait paraître une remarquable métaphore du parlêtre, sauf qu'ici l'ordre symbolique est annulé. 

A la fin du récit apparaissent quelques éléments où l’on constate qu’il existe quelques disciples silencieux et terrés de cet ancien commandant, mais Kafka le présente comme dans une parodie, une farce de religiosité archaïque et absurde. Le mot religion a une étymologie du côté de relier (religare) que ce soit transversalement ou verticalement, et une autre du côté de religere, soit « recueillir ou relire »

« En ce sens, la religion n'est pas, ou pas d'abord, ce qui relie, mais ce qu'on recueille et relit (ou ce qu'on relit avec recueillement): des mythes, des textes fondateurs, un enseignement (c'est l'origine en hébreu du mot Torah), un savoir (c'est le sens en sanskrit du mot Veda), un ou plusieurs livres (Biblia en grec), une lecture ou une récitation (Coran en Arabe), une Loi (Dharma en sanskrit) des principes et des règles, le commandements (Le décalogue dans l'Ancien Testament), bref une révélation ou une tradition, mais assumée, respectée, intériorisée, à la fois individuelle et commune [...], ancienne et toujours actuelle, intégratrice (à un groupe) et structurante (pour l'individu comme pour la communauté. La religion, selon cette étymologie, doit moins à la sociologie qu'à la philologie: c'est l'amour d'une Parole, d'une Loi ou d'un Livre - d'un Logos. »

 

Pour les psychanalystes on parlera de la loi surmoïque, qui est de l’ordre de l’injonction, s’opposant à la loi symbolique, qui implique la séparation entre le monde des mots et le monde des choses pour devenir sujet et entrer dans l’ordre des échanges. Le partage entre les deux lois est un construit de l’opération subjective, reléguant l’un dans les bas-fonds de l’infantile refoulé, que Georges Bataille appelait le Mal, et selon lui seule source de la littérature, érigeant l’autre vers la perspective d’inscription sociale.

A la jonction de la séparation se niche l’objet, ici le regard du voyageur. Celui-ci n’est pas n’importe qui, et donc il ne s’agit pas de n’importe quel regard. Ce voyageur est un homme investi de pouvoir par le nouveau commandant de la colonie. C’est cela qui compte, le fait qu’il soit validé par le nouveau commandant, prêt à l’écouter. Deux ingrédients confèrent au voyageur ce pouvoir, qui est disons-le un pouvoir imaginaire : le voyageur est expert dans son domaine, et le récit est flou sur son identité : d’où vient-il, de quel savoir est-il porteur, paraît totalement secondaire. Aussi on peut considérer qu’on a là à faire plus à une fonction qu’à un personnage, et cette fonction me paraît ressembler celle du sujet supposé savoir décrit par Lacan. C'est pourquoi son regard pèse lourd, quand bien même et justement d’autant plus qu’il s’assortit de paroles avares, puisqu’ici on peut constater que regard et parole sont noués. Ce texte est aussi remarquable sur la démonstration de ce point-là. Le regard de cet homme de savoir-pouvoir, référé à la loi de la colonie, ouvre à la dimension de l’altérité, il crée un écart entre l’officier, son discours et sa machine. Cet écart conduit le lecteur à penser, mais l’officier au sacrifice. 

Ce texte puissant offre donc de multiples angles de vue.

2 http://agora.qc.ca/thematiques/mort/documents/religion_definition

Le voyageur et la supervision

Il est impressionnant de lire ce texte alors que l’on a une pratique de supervision d'équipe en travail social. Le superviseur arrive, voyageur étranger dans une contrée qu'il découvre, et il se tient, tel le voyageur de Kafka, affublé du supposé savoir dans une neutralité bienveillante, se résumant à quelques paroles qui au final risquent de découper les choses et redistribuer les cartes. Mais le superviseur ne voit-il pas des éléments indicibles de la barbarie institutionnelle ?

 

La machine célibataire

La machine est le personnage central, thème et enjeu du récit, elle dit le rapport de barbarie qui régit notre modernité. Rappelons que le mot barbare vient du Grec et signifie étranger. On reste donc bien sur la question de la loi et du langage.

J’ai découvert l'existence de ce texte en voyant la machine lors de cette exposition Crimes et Châtiment qui avait eu lieu au musée d'Orsay. Elle avait été réalisée par Jacques Carelman, dessinateur proche des surréalistes et membre de l’Oupeinpo. Elle a été aussi exposée dans le cadre de l’exposition Les machines célibataires.

 

Voici la définition que donne Michel Carrouges des machines célibataires :

«Une machine célibataire est une image fantastique qui transforme l’amour en mécanique de mort (…) (on a la) Quadruple tragédie de notre temps : le nœud gordien des interférences du machinisme, de la terreur, de l’érotisme et de la religion ou de l’anti-religion»

Pour Deleuze et Guattari :

« l’essentiel est l’établissement d'une surface enchantée d’inscription ou d’enregistrement qui s’attribue toutes les forces productives et les organes de production, et qui agit comme quasi-cause en leur communiquant le mouvement apparent ». 

La machine de Kafka transforme en effet l’amour en mécanique de mort. Comment parler autrement que d’amour dans la folie qui relie l’officier au commandant défunt ? Quelle loi ici autre que celle de refaire du Un ? Alors bien entendu le propos de Deleuze et Guattari ici résonne à plein.

3 https://conservationmachines.wordpress.com/2012/05/11/michel-carrouges-et-son-mythe-les-machines-celibataires/

4 Capitalisme et Schizophrénie,L'anti-Oedipe, Deleuze et Guattari, Minuit, 1972

Avoir la loi dans la peau, une passion.

Amour et passion du Un, passion et souffrance sacrificielle, sont ici au premier plan bien que dans ce récit, contrairement à la passion du Christ il n’y ait rien à racheter. Je reprend un commentaire que Xavier Canonge m’a fait en lisant mon texte préparatoire : « la machine tue toute subjectivité en assénant en un seul coup l’instant de vérité. Brutalement défait de son assujettissement au langage, le sujet n’atteint la vérité que dans l’aliénation à la machine, donc dans la mort. »

Cette passion ici est indissociable de l’exposé technique et l’ordre du discours auquel il se rattache a chu. L’horreur suscitée ne peut en aucun cas diminuer le constat que seul le regard du clinicien, de l’entomologiste ou de l’officier de police scientifique peut  permettre de lire ce dont il s’agit vraiment, c’est-à-dire dans l’art de l’observation du détail, art au service duquel se range l'officier faisant du voyageur le témoin. On a la passion d’une Vérité qui se résumerait à un Savoir et qui passe par la description et le regard. Toute question éthique est superflue pour l’officier, seul le savoir réduit à la technique et magnifié par elle fait loi. Ce texte est en ce sens très contemporain, dans sa réification des technosciences dénoncée dans l'oeuvre de Roland Gori.

Le supplicié aura à passer par la torture de l’inscription dans la chair pour lire le commandement. Après quoi le supplicié, par l’expression de sa face affichera une sorte de plénitude qui précédera son décès. Après la lecture de la loi non pas par l’ouïe mais par la chair même, le sujet fera corps avec elle et disparaîtra. La connaissance arrive alors pleine et entière, sans énigme ni débat, faisant corps avec la machine, son concepteur, et le commandement, non pas par la parole du fait jugé, mais par le réel de l’inscription. Il ne s’agit pas d’une loi qui fait naître ou libère le sujet, mais une loi qui le détruit, ou plus exactement, elle le transporte vers une connaissance délivrée de toute énigme à laquelle nul ne survit. C’est une loi qui engloutit, tel Cronos engloutissant ses enfants pour éviter tout rival. La plénitude lue sur le visage du supplicié, est un fait observé et rapporté par les travaux uniques en leur genre de Georges Bataille dans les Larmes d’Eros, mais aussi par ceux qui ont pu témoigner ou rapporter des observations sur la torture, ou sur les actes de barbarie qui rapprochent la jouissance de la mort, relançant le désir érotique au coeur de la mort, en s'associant intimement dans son extrême à la disparition du sujet qui en est la proie, dans l’oubli de soi. Les Larmes d’Eros, citons aussi bien sûr le remarquable travail du regretté Bernard Maris, L’homme dans la guerre, d’après les écrits de Junger et Genevoix. 

Pour le psychanalyste il y a cette notion de jouissance qui se résume s’aliéner à son objet, et mourir à la parole. C'est de ce réel dont Kafka nous fait magistralement état.

Inscription et écriture

Ce texte par le procédé décrit de l’écriture réelle du commandement dans la chair du supplicié, témoigne de l’impossible inscription, au sens symbolique. Etre inscrit, c’est être compté un parmi les autres. Généralement par son nom, bien que désormais ce soit le règne du chiffrage. L’officier ne s’appartenait pas, il était une émanation d’un ordre, d’un discours, en rien un sujet. Inscrit nulle part, aux portes de la loi, et toujours au dehors, comme le héros de la parabole Devant la Loi, annexe du roman du Procès de Kafka qui se résume ainsi :

« Une sentinelle se tient postée devant la Loi ; un homme de la campagne vient un jour la trouver et lui demande la permission d'entrer. La sentinelle lui dit que c'est possible, mais pas maintenant, et l'effraie en lui parlant des nombreux obstacles qui l'attendent. L'homme décide d'attendre, et l'attente dure des années. Finalement, l'homme, sur le point de mourir, demande pourquoi personne d'autre n'est venu essayer d'entrer ; le gardien lui hurle alors : « Cette entrée n'était faite que pour toi, maintenant je pars, et je ferme la porte ».

Il y aurait ici beaucoup à dire sur Kafka, son rapport au père et à la loi.

Dans ce texte comme partout il nous faut nous garder de comprendre et de fermer sur un sens. Selon Marthe Robert, il n’y a ni théorie, ni philosophie chez Kafka mais une passion de la littérature, qui doit demeurer une des lectures centrales de ce texte :

« la passion ici en vient, à force de déchirement, à se nier elle-même et à détruire son propre objet (...) Il s'en faut que cette passion s'exprime seulement en dictant à Kafka ses exigences de justesse et de perfection. Elle est bien plutôt ce qui s'écrit, ce qui se représente soi-même dans le contexte romanesque et, de la sorte, devient un thème, l'un des plus constants et des plus riches, le plus original peut-être de son monde fictif. Kafka, qui disait : « Tout ce qui n'est pas littérature m'ennuie et je le hais, même les conversations sur la littérature », n'a rien écrit qui ne rende avec le dernier sérieux la réalité de ce sentiment exclusif : possédé et déchiré par l'écriture, c'est sa passion, sa « croix » qu'en vérité il donne à porter à ses héros. »

 

Ainsi Georges Bataille, dans la Littérature et le Mal consacre un chapitre à Kafka qu’il débute par la question soulevée par l’hebdomadaire Action, peu après la guerre, « Faut-il brûler Kafka ? » rappelant que Kafka de son vivant avait été rongé par le désir de brûler ses livres. Quoiqu’il en fût de son indécision et de son incapacité à le faire, Bataille nous dit : « ces sont des livres pour le feu, des objets auxquels il manque à la vérité d’être en feu, mais ils sont là pour disparaître, déjà comme s’ils étaient anéantis. »

Bataille nous rappelle quel statut de sujet expulsé avait Kafka, fautif d’aimer lire, puis plus tard criminel de consacrer sa vie à la littérature, et surtout au regard de son père, « parlant d’une scène où le mépris des siens se manifesta cruellement, Kafka s’écrie « je restais assis et me penchais comme auparavant sur ma famille mais en fait je venais d’être expulsé d’un seul coup de la société ».

5 Marthe ROBERT, « KAFKA FRANZ - (1883-1924)  », Encyclopædia Universalis [en ligne], URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/franz-kafka/

Les Maras, des expulsés du corps social

 

L'on peut utilement se référer pour comprendre le phénomène des Maras au livre « Les Maras, gangs d’enfants, Violences urbaines en Amérique centrale »

Frédéric Faux, site Cairn. et au très beau film de Christian Poveda, La Vida Loca , paru en DVD.

Les Maras sont des gangs au noms divers, dont les plus connus sont la Mara 18 et la Salvatrucha. Ils sont connus et reconnaissables grâce à leurs vastes tatouages sur le visage et sur tout le corps.  Le tatouage est un véritable culte chez les Maras, l'aboutissement de l'appartenance au gang.

KCommentaires
KLe langage
KLa machine
K Avoir la loi
KBref exposé
KLe tatouage
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KAvoir la loi 2

On se rend bien compte qu’inscrire son appartenance ou sa mémoire à même sa peau est accompagné d’un rétrécissement de l’espace transitionnel, de la capacité de rêverie et du semblant. Les jeunes intégrant les gangs sont fascinés par la fraternité tout aussi violente que protectrice de ces groupes, alors même qu’ils n’ont souvent ni père ni mère et qu’ils sont tout simplement en danger. Le gang leur offre, contre un bizutage hyper violent, et soumission totale à la loi du groupe, un droit à la survie. Car il ne vivrons pas vieux. Les objets aimés sont tous perdus. Le film de Christian Poveda est jalonné de ces corps qui tombent, de ces enterrements qui se succèdent, très ritualisés et rassemblant le gang autour du frère, du mari, de l’enfant disparu. L’on meurt sans en connaître la cause, l’on meurt parce que un en face a tué. Et l’on venge. Etant tous voués à être perdus, ces jeunes vivent avec un trou ouvert sur la terre et en eux permanent. Une nouvelle sociabilité s’instaure autour des rituels d’enterrement qui scandent la vie quotidienne et fédère le groupe dans son unité indépassable. Dans les centres de redressement, le contre-point asséné est la suprématie du projet divin. Il est vrai que l’on peut difficilement proposer la suprématie de la citoyenneté au vu du rejet systématisé de ces jeunes par la police, la justice et tout le corps social, par le rejet des Etats-Unis qui les avait accueillis puis renvoyés. Il ne reste comme issue que la croyance soit en Dieu, dans un contexte évangéliste très hégémonique et simplificateur, soit dans le gang. 

 

Le fait de tatouer est soit une récompense soit une punition, le tatoueur est vénéré comme un chaman. Le tout demeure une tentative de suppléance d’une loi symbolique qui a chu.

C’est à la fois une initiation et un symbole de loyauté. Les membres les plus vieux et les plus actifs portent les tatouages les plus proéminents. Les numéros du gang sont gravés, tel un logo, une marque. Les images de toile d’araignées, de barbelés en fil de fer, de démons à cornes et de tombes racontent leur histoire sur leur peau. Une histoire généralement chargée de la perte d’amis tués. « Tu te tatoues pour te rappeler de ceux que tu aimais qui sont morts » dit Augustin. « Mais certains se font des tatouages pour faire savoir aux autres membres du gang à quel point ils sont durs et coriaces. Le boss du gang ne t’autorise pas à te tatouer parce que tu en as envie ou parce qu’il le veut. Tu dois gagner le droit de le faire. »

Leurs tatouages sont aussi un puissant symbole culturel, un serment de rébellion, ils s'adressent aux autres, ceux du corps social intégré. Et effet, vu la discrimination dont ils font l’objet, le tatouage paraît ici être un choix assumé de se tenir jusqu’à la mort en dehors du projet de société. Le gang devient alors la seule famille, ainsi qu’une forme d’alliance contre un système qui ne leur a pas donné d’espoir. “La fraternité doit être la première vertu du gang” dit El Moreno, un membre de 26 ans du gang dans « La Vida Loca ». “En la vida nada es seguro, solo la muerte”.

 

Cette loi issue du réel, que l'on retrouve inscrite dans le tatouage d'un marero nous rappelle que nous sommes des êtres pour la mort. Cela se dit avec les mots, se dit avec les images, comme ces dessins de squelettes dessinés à même la peau résumant au vu de tous le trognon d'être que nous sommes.

Si tout un chacun que nous sommes doit faire avec sa condition de dépendance (appartenance à une classe, à une lignée, aliénation de la condition humaine qui nous rend dépendant de l’autre dès la naissance du fait que nous sommes des animaux naissants immatures physiologiquement) nous pouvons travailler tout au long de notre vie nos tentatives d’émancipation, avec plus ou moins de bonheur. Chez ces jeunes l’espace psychique singulier est absent ou nié, aucune loi autre n'existe que survivre pour ne pas mourir. Quant à la parole, c’est la parole du gang. En l’absence du travail psychique d’intériorisation des interdits fondamentaux, ceux-ci sont inscrits dans la chair même. Le sigle du gang par exemple est en effet tatoué, comme marquant une deuxième naissance, et les Maras ne peuvent ainsi en aucun cas fuir leur condition, ils sont réellement tenus par le groupe du fait même de la visibilité de leur aliénation, qui en fait des parias repérables par tous. Le gang sauve les enfants perdus qui y trouvent abri et protection, mais ne promeut aucun horizon d’émancipation. Le gang tel Cronos mange ses enfants, qui sont aussi ses frères. Aussi la séparation sonne t-elle l’heure de la mort réelle de l’individu qui tenterait de la mettre en acte, ce qui se arrive mais généralement en vain. Une vie annulée faute de loi symbolique.

 

Avoir la loi dans la peau comme tentative de suppléance

 

Pour autant et néanmoins, si les tatouages parlent de l’aliénation, ils sont aussi un substitut de récit, ils inscrivent sous la forme de pictogrammes, de dessins, de signes, les éléments existentiels. Le deuil impossible à symboliser est inscrit sous la forme de tatouages de larmes, à côté des yeux, de même que les meurtres commis. A défaut de récits constitués et transmissibles pour ces jeunes à la durée de vie qui ne dépasse pas 25 ans, ces insignes font mémoire. Plus discrets, les trois points tatoués sur la main signifient « la vida loca », cette folle de vie du marero qui se résume souvent à trois étapes : l’hôpital, la prison et la morgue.

Ainsi à défaut de loi symbolique inscrivant le sujet dans le corps social, le réel de la gravure dans la peau inscrit le social dans le corps du sujet.

 

Il y aurait à poursuivre sur le développement actuel chez les jeunes adolescents voire même adultes occidentaux des inscriptions et entames dans le corps, en lien avec le déclin du langage et de la parole dans le monde contemporain. Doit alors se préciser la fonction de l'écrit, passant de l'écriture à l'inscription réelle.

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